Interview de Frank Zappa "Rock Against The Clock"
parue dans le magazine Guitarist "Spécial Zappa" de janvier '94.


Juin '93, Frank Zappa le créateur d"avant-garde enregistre
Tom Jones et les Chieftains à Los Angeles.
Un apparent paradoxe dont il s'explique ici,
fragile devant la maladie mais fort devant la musique. Joe Jackson


L'information n'est pas la connaissance, la connaissance n'est pas la sagesse, la sagesse n'est pas la vérité, la vérité n'est pas la beauté, la beauté n'est pas l'amour et l'amour n'est pas la musique. La musique est ce qu'il y a de mieux. FZ/Joe's Garage '79. > L'interview qui suit est en fait une conversation tenue dans une tonalité mineure, à voix basse, avec un Zappa affaibli et pâle, assistant dans son studio d'Hollywood à une séance d'enregistrement de Tom Jones accompagné par les Chieftains Quelques instants auparavant, Frank venait d'interrompre les musiciens, expliquant qu'il devait maintenant aller dans sa chambre de repos. Tout le Monde dans le studio savait que FZ avait été diagnostiqué comme souffrant d'un cancer de la prostate. Bien qu'il ne soit pas là en tant que producteur ou musicien, mais comme simple superviseur musical (il laisse les Chieftains utiliser son studio d'enregistrement pendant leur périple californien).

La présence de FZ, assis dans un fauteuil de la cabine de contrôle est la bienvenue pour tous. De fait, il semble facile d'oublier que l'homme est malade, sauf peut-être quand son fils Ahmet vient lui serrer l'épaule avec un sourire triste. De même, devant tant de gentillesse, il semble encore plus facile d'oublier la monumentale intelligence musicale qui l'a poussé loin devant la plupart des musiciens de sa génération et des générations suivantes pour le placer à l'avant-garde du jazz et de la musique orchestrale. Cette approche anodine de la vie de tous les jours a d'ailleurs fait de Frank Zappa le personnage le plus mal compris de l'histoire du rock, et par conséquent l'un des plus vilipendés, car sa musique s'appuie sur l'instinct plutôt que sur l'intellect, contrairement à ce que croit l'opinion générale. Car le compositeur et le guitariste qui créa le "rock d'avant-garde" à a fin des '60s avec son groupe les "Mothers Of Inventions", savait qu'aucun progrès ne peut être accompli sans une base musicale traditionnelle. S'il était connu du public en raison de ses explorations polyrythmiques et improvisations atonales qui élargissaient l'horizon de la musique rock, FZ compose en suivant des schémas classiques et mêmes folkloriques.


 

FZ: "Au départ, j'écris des mélodies normales avec des changements d'accords et des rythmes en triolets, ce qui provient en ligne droite de la musique irlandaise et anglo-saxonne. Ensuite l'improvisation atonale naît de cette musique conventionnelle. Les gens parlent actuellement de "rockeurs postmodernes" comme U2, qu'est-ce que ça veut dire? Les membres de U2 le savent-ils eux-même? Et si vous aviez le choix, que préfériez vous? l'innovation médiocre ou une lignée descendant d'une culture musicale profonde? Et même si l'innovation est excellente, comment pourriez-vous l'apprécier si vous ne savez pas apprécier, je ne parle même pas d'analyser, votre propre culture musicale?".

Quelle sont vos premières influences musicales?
FZ: "Mon père était un sicilien d'origine grecque, il jouait de la guitare en chantant des chansons de crooner qui ont bercé mon enfance. J'ai commencé à étudier les percussions orchestrales à l'école, pendant les stages de vacances d'été, j'avais 12 ans. Deux ans plus tard, j'ai découvert "Ionisation" d'Edgar Varese. C'est le premier album que j'ai acheté de ma vie et j'y ai découvert toutes ces sophistications rythmiques qui me parlaient en un langage secret que je croyais être le seul à comprendre. Entre temps, ma famille avait déménagé en Californie du sud et j'étais magnétiquement attiré par les guitares que j'entendais à la radio, à travers le désert de Mojave, sur les disques de R&B de Howlin' Wolf, Muddy Waters et Johnny 'Guitar' Watson".

Quand avez-vous su que vous aviez véritablement une vocation de musicien?
"Pour mon quinzième anniversaire, ma mère m'a demandé ce que je voulais, à condition que cela ne dépasse pas 5 dollars. Je lui ai dit: "Pourquoi ne me laisses-tu pas donner un appel longue distance?". Ma mère a toujours prétendu que tout ce que j'avais fait ensuite était une extension de cet appel téléphonique! J'avais décidé d'appeler Edgar Varese à New York. Il était absent mais sa femme Louise m'a dit qu'il était à Bruxelles pour créer une pièce musicale qui devait être jouée à l'occasion de l'ouverture de l'Expo Universelle (Poème Électronique). Elle a noté mon numéro et Varese m'a rappelé quelques semaines plus tard. Je en me souviens pas de ce que je lui ai dit, probablement quelque chose de très articulé du genre " j'aime vraiment ce que vous faites ". Mais je sis qu'il mentionna le fait qu'il travaillait sur une nouvelle pièce de musique intitulée "Desert". cette nouvelle m'a particulièrement excité parce que la petite ville de Lancaster, où j'habitais était située en plein milieu du désert. J'avais quinze ans, je vivais dans le désert du Mojave et je découvrais que le plus grand compositeur de monde écrivait une pièce de musique sur ma ville en quelque sorte. Je sentais que je faisais maintenant partie de la grande famille des musiciens".

Que s'est-il passé ensuite?
"Le deuxième album que j'ai acheté a été "Le sacre du Printemps" de Stravinski par le World Symphony Orchestra. Là encore je me reconnaissais dans cette musique! Mon arrivée dans le monde des douze tons fut complète après avoir entendu le quartet à cordes d'Anton Webern jouer sa "Symphonie Op.21". Ces trois albums, Varese, Stravinski et Webern m'ont incité à écrire ma propre musique classique et ont totalement influencé tout e que j'ai composé ensuite dans ma carrière".

Où sont le rock'n roll et le R&B dans tout cela?
"J'ai commençé à acheter des 45 T simples des groupes doo-wop comme les Spaniels ou les Jewels dont "Angel Of My Life" reste une de mes chansons favorites. Puis en 1956, j'ai joué dans mon premier groupe R&B, The Ramblers. Au lycée j'avais un copain, Don Von Vliet, qui était aussi un cinglé de R&B. Nous avons formé un autre groupe, The Blackouts. Tous les mois nous faisions le voyage à San Diego. Il y avait un magasin d'occasion où l'on pouvait acheter des 45t de R&B introuvables ailleurs: tous ces Slim Harpo et Lightnin' Slim sur le label Excello. On ne les trouvait pas dans les magasins californiens parce que la politique commerciale d'Excello obligeait les détaillants à commander dans toutes les sections de leur catalogue, pas seulement dans la section R&B. Donc la seule manière d'obtenir un 45 t de Lightnin' Slim était de l'acheter d'occasion, rayures incluses. Don et moi passions des heures à écouter des hits obscurs de Clarence 'Gatemouth' Brown, Johnny 'Guitar' Watson ou Don and Dewey, un duo dont le violoniste était Don 'Sugarcane' Harris".

A quand remonte votre entrée dans le show-business?
"J'ai joué avec plusieurs groupes à partir de '56 mais mon premier succès remonte à 1962 quand j'ai réussi à vendre l'une de mes chansons "Memories Of El Monte", à un groupe nommé The Penguins qui en firent un hit. J'ai utilisé les royalties pour acheter du matériel d'enregistrement et me monter un studio, le studio Z, à Cucamonga. Je l'utilisais pour sonoriser des films de série B comme "The World's Greatest Sinner" ou "Run Home Slow", un western. Un de mes amis technicien, Paul Buff avait fabriqué un 5 pistes artisanal. Parallèlement, je montais des groupes comme "The Masters" ou "The Soul Giants".

Que pensez-vous de votre style de guitare dans vos albums du début des Mothers Of Invention?
"Ça allait mais la guitare n'était pas autant devant que ce ne le fut plus tard. Je ne crois pas qu'il existait à l'époque quelque chose de comparable. C'était la seule façon de jouer que je connaissais et il n'y avait aucune raison de procéder différemment. De toute façon tous les autres jouaient différemment".

Vous souvenez-vous de votre première guitare électrique?
"Mon père avait une vielle guitare qu'il gardait, j'y ai installé un micro de rosace DE Armond. Quelques années plus tard, j'ai loué une Telecaster pour 15 dollars par mois dans un magasin de musique pas loin de chez nous".

Comment avez-vous pu réunir votre intérêt pour les compositeurs d'avant-garde et le pratique de la guitare?
"Mon approche est assez semblable à celle de Guitar Slim. Quand je l'ai entendu pour la première fois j'ai pensé qu'il jouait 'au delà des notes', cela à à voir l'attitude qu'il a pour attaquer son instrument. Ce qui en résulte dépasse la somme totale de certaines notes plus certains accords plus certains rythmes. C'est également le premier exemple discographique connu de guitare électrique joué en distorsion. C'est ce noyau de distorsion et de dissonance qui relie Guitar Slim, Varese et Stravinsky. C'est l'une des voies possibles pour amener la guitare dans l'âge du postmodernisme".

Vous ne parlez pas de rythme pourtant vous avez été batteur, comme d'autres guitaristes qui affirment y avoir trouvé une aisance particulière de la main droite...
"Je ne sais pas ce qu'ils ont acquit, j"étais un trop mauvais batteur. Je ne parvenais pas à bien coordonner mes mains et mes pieds. C'est pour cela que j'ai abandonné : coordonner les deux mains sur la guitare était plus facile, le pied en savait suffisamment pour s'occuper d' la pédale Wah-wah".

Que pensez-vous du rôle de guitar-hero?
"Je l'ai en horreur. C'est plus ou moins devenu une grimace, pointer la guitare comme un phallus et regarder en l'air en ayant l'air de faire quelque chose. Puis tu salues sous les ovations pendant que les fumigènes explosent et que les lumières motorisées installées dans le manche de la guitare se mettent à tourner. Nul".

Le rock a-t-il évolué autant que la musique classique en cette fin de siècle?
(sourire)." Certains pensent que si l'on rajoute un accord à un blues, on agrandit l'horizon harmonique. D'autres pensent qu'en rajoutant ce même accord on abîme le blues. Donc lorsque l'on parle d'évolution musicale tout dépend de l'angle de vision adopté. Mais après trente ans dans le business, j'ai bien peur d'être obligé de dire que la seule évolution a été en direction du commerce corporatiste. La créativité du rock aujourd'hui est mise au service de chansons extrêmement basiques et banales pour commencer. C'est dû au manque de reconnaissance artistique. Tu peux être le guitariste le plus créatif du monde, mais si tu ne touches pas le public parce que tes chansons n'entrent pas dans le cadre de ce que programment les radios, si te ne peux pas tourner à moins qu'une marque de soda n'accepte de te sponsoriser, tu es évincé du marché par des forces dont l'intérêt principal est de vendre et non pas d'agrandir l'horizon musical. Je ne dis rien des artistes qui supportent ce système, mais ils contribuent de retenir la musique dans des limites restrictives, pour que tout reste à un niveau contrôlable et commercial. Je crois que les grandes corporations vont éventuellement tuer la musique et les nouvelles générations n'y verrons que du feu. Ils préférerons l'ersatz qui leur est proposé. C'est pour cela que je vous dit d'en profiter pendant qu'il est encore temps et de danser sur les ruines. C'est tragique!".

Que faites-vous actuellement, quels sont vos projets?
"Je prépare un opéra qui sera joué à Vienne en 1994. Il y a très peu de chant, les paroles sont parlées et 90% de l'accompagnement musical sera fait par ordinateur. Les textes sont des collages à la Burroughs, des morceaux de conversations que j'ai enregistrées ici où là, au hasard. Il n'y a pas de scénario. Le titre est "Civilsation Phase". J'espère qu'il sera vraiment joué car il faut beaucoup de machinerie pour représenter cet opéra".

Que pensez-vous de votre popularité?
"Je suis toujours underground, au sens réel du terme. Les gens m'écrivent pour me dire que tel ou tel album est génial, mais la radio ne les joue jamais ou alors les tubes les plus connus comme "Peaches en Regalia" ou"Eat The Yellow Snow" mais jamais ce que je considère comme le meilleur de mes œuvres".

Et quelles sont-elles?
"Des choses comme "Jazz Discharge Party" ou "Dangerous Kitchen" parce qu'il n'y a rien d'autre dans le rock'n roll qui ressemble de près ou de loin à ces deux titres. "Jazz Discharge Party" est proche de Shoenberg, avec un accompagnement jazz et un texte de présentation. La mélodie et le texte sont improvisés, l'arrangement a été construit plus tard en studio autour de ces impros. Dans "Dangerous Kitchen" les paroles avaient été préparées mais tout a été changé au dernier moment, la récitation est plutôt "free-form", la musique aussi. Ce que je viens de décrire est certainement le direction que je recommanderais aux jeunes artistes, et s'ils suivent cette direction, ils vendront encore moins d'albums que moi. Maintenent, excusez-moi, je dois vous quitter et aller dans ma chambre pour une transfusion de sang".